René Magritte – L’Oeil (1932)


L’Oeil

Nicole Sydor

Quand je vous regarde dans l’œil, je vous donne toutes mes idées, toute mon histoire, tout mon esprit et mon essence. Je vous laisse avec mes pensées. Chaque fois que quelqu’un me voit, je deviens l’œil nu, et je transmets les vécus de ma vie. 

J’ai conservé les vestiges de mes jours dans les yeux, pour les protéger et les tenir près de mon cœur. Mais vous les avez volés. Ce n’était pas votre choix de déraciner mon être. Vous l’avez quand même fait. Malgré cela, vous restez innocent devant moi, comme tous ceux qui ont pillé mes réminiscences avant vous.

Et je reste comme une fillette, sans identité, sans rides qui suggèreraient que j’ai souri dans ma vie, que j’ai pleuré, que j’ai froncé les sourcils. Comme si je n’avais jamais rien vécu. 

 A chaque moment où nous nous regardons, je m’efface. Les gens qui me regardent, quand ils partent, en savent plus sur moi que moi. Ils ont capté mon identité, et moi il ne me reste presque plus rien. 

Mes souvenirs vous transforment, vous conseillent, infusent vos propres souvenirs. Ils informent votre personnalité, votre être, la façon dont vous prenez vos décisions. Ils transfigurent vos neurones et changent la direction de vos réflexions. 

La Jeunesse remplit mes rides, cependant la jalousie entache son visage si beau, car elle ne peut pas remonter dans le temps je peux le faire. Et la Vieillesse, cette dame cruelle, sculpte les lignes qui marquent vos fronts et s’implantent près de vos yeux avec le burin du temps. Elle cisaille les années que vous avez prises de ma vie avec toutes les joies et la plénitude qui l’accompagnent. 

Le seul fait qui me console un peu et que je sais que j’existe. Je pense donc je suis, n’est-ce pas ? Je sais que je venais d’une mère et d’un père, que je venais de l’universel et que je surgissais de la collision des atomes et de la multiplication des cellules qui se développent dans mon corps. Mais rien n’a d’importance quand on n’a pas souvenance de ce qui définit notre existence. Le futur est nul car je ne peux pas me remémorer les moments de mon enfance et réfléchir à quel point j’ai changé. L’amour est moins doux sans les réminiscences dans lesquelles on était vulnérable qu’on partage avec les autres. Le manque d’un passé rend le futur dénué de sens.

J’aime me rappeler ma famille, mais il est difficile de tout reconstruire entièrement dans ma mémoire. Le plus facile pour moi est de restaurer le visage de mon frère. J’essaie de garder les souvenirs de lui au plus proche, mais ces images s’envolent facilement ce qui me fait peur. Car il ne reste que quelques traces de lui, et quand je ne me souviens plus de lui, je le perds.  

Il est impossible pour moi de décrire son apparence quand il était adulte. Mais son visage rond, de quand nous étions enfants, est gravé dans ma tête, pour le moment. 

Il avait de petits yeux bleus, comme moi, mais il était difficile de comprendre ses émotions. Cela distingue son regard du mien. Moi, je révèle tout dans mes yeux. Les spectateurs comme vous peuvent voir ce que je ressens, quand j’ai pleuré, quand je suis tombée amoureuse, quand je suis fâchée et qu’il y a des éclairs de colère. Mais ses yeux à lui, sont impénétrables.

 Ce jour-là, même dans mes souvenirs qui passent et repassent dans ma tête, il est rare pour moi de savoir exactement ce qu’il pense. C’est seulement quand il était bébé que je savais exactement ce qu’il ressentait, ce qu’il pensait, ce qui se passait derrière ses yeux.  

C’était la première fois qu’il touchait l’herbe. Il faisait froid et il y avait du vent, mais le soleil réchauffait nos visages. Ma mère l’avait habillé dans un tricot de corps et une veste de couleur crème, avec une rayure bleue et une blanche au col et à l’ourlet. Un petit chapeau moulait sa tête, et faisait disparaître ses oreilles.

Mais il était pieds nus. Quand ma mère avait mis mon frère juste au-dessus de l’herbe, pour que ses orteils effleurent l’herbe, il a reculé. Il a commencé à étendre ses pieds pour toucher l’herbe. La brise faisait que l’herbe le chatouillait. 

Le vent a emporté les éclats de rire, et ses yeux se sont ouverts à la beauté de ce qui l’entourait. Sans aucune hésitation, il a accepté le monde et tout ce qu’il voulait lui montrer. Sans mots, il lui a dit qu’il était prêt pour tout ce qu’il avait à lui offrir.  <<Dis-moi, mère de la terre, ce que j’aurai, ce que tu  me présentes.>> C’est là que je l’envie. La terre ne m’offre rien du tout, elle est désolée.

Et maintenant, je vous ai donné cette image de son visage, son esprit que je gardais pour moi seule tout ce temps. Je vous donne son premier sourire qui a laissé des rides près de ses yeux et de sa bouche. 

Quand je vous regarde dans l’œil, je vous donne toutes mes idées, toute mon histoire, tout mon esprit et mon essence. Je vous laisse avec mes pensées. Chaque fois que quelqu’un me voit, je deviens l’œil nu, et je transmets les vécus de ma vie.


Les citations

Magritte, René. The Eye. Oil on canvas, 95 1932. Artstor.

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