Chaïbia Talal, Untitled, 1990


Une conversation entre Madame Maroc et Madame France

Je m’imaginais me promenant dans les rues dorées du Maroc, serrant la main à tout ce qui était bleu pétrole et terre cuite poussiéreuse en été. J’ai même envisagé de me rendre dans la ville rouge de Marrakech. Je me serais émerveillée devant les collines vertes au loin, et le sable jaune qui s’étend sur le sol et que mes pieds nus ne peuvent que fouler. Ce voyage ne se réalisera pas. Mais j’ai cependant toujours l’impression d’avoir rencontré ce pays. Dans cette peinture, je vois Madame Maroc. Dans sa robe bleue, rouge, verte, et jaune, je la rencontre. Mais c’est de l’autre côté de la mer, aux Etats-Unis, que je la rencontre.  Dès trente-quatre ans après sa naissance, je la vois. Ses yeux me supplient d’écouter son humble cri. Elle n’est pas victime, mais elle a été réduite au silence. Je l’écoute parler à Madame France, qui ne donne pas de réponse.

«Est-ce que je rentre dans votre monde? Je ne suis pas assez bien pour vous. Pensez-vous à chez moi quand vous pensez à votre monde? Biensûr. Vous préférez sans doute la ville à la montagne. Et puis moi je suis colorée. Je suis souple. Je suis toutes les formes que vous avez imaginées individuellement et pourtant rien de ce que vous avez imaginé dans l’ensemble. Je possède toutes les couleurs dont vous avez besoin, mais que vous n’associeriez pas ensemble. 

Je ne suis pas une nouvelle idée pour vous, mais plutôt quelqu’un que vous essayez de garder comme une histoire. Je suis autant que j’étais dans le passé. Vous ne pouvez pas effacer mon éclat. Je suis différente. J’ose vous faire signe, attirer l’attention sur moi. Je vous ai accueillie mais vous m’avez trahie.

Je ne suis pas seule. Je suis aux côtés de mes sœurs que vous avez traitées de la même manière. Nous avons toutes osé vous révéler nos motifs, mais nous avons été ignorées, on s’est approprié et on a volé ce qui nous appartenait, ce dont nous ne nous sommes pas encore totalement remises.

Je manque d’unité et pourtant je suis cohérente. Je vous montre mon rouge et je vous soumets mon bleu. Nous sommes reliés par le vert et pourtant séparés par le noir. Je vous ai montré la guerre et j’ai partagé avec vous ma mer. Nous avons tous de la beauté dans nos terres qui sont séparées par des frontières. Quand réaliserez-vous que le jaune de mon rivage offre autant de possibilités que celui de vos rivages? Voyez-vous nos rivages? Ou les empreintes de vos soldats ont-elles caché mes sables précieux?

Je suis grande. Le monde pense que je suis petite. Vous me trouvez petite! Regardez les jambes qui me soutiennent. Plantée sur ce sol, je repose sur le fondement solide de la notion de “Dieu, La Patrie, Le Roi.” Mes yeux ne sont pas fermés. Je vois la façon dont vous me traitez. Malgré tout, je plisse les yeux pour voir le soleil se lever sur ma nouvelle journée de clémence rouge et bleue. Pas seulement mes yeux, mais les paires d’yeux qui nous entourent. Au nord et au sud. À l’est et à l’ouest. Si seulement vous étiez sous le regard du public comme vous l’êtes aujourd’hui. Mais là encore, le monde est prompt à se ranger de votre côté. Pour eux, je suis dangereuse mais faible. Pour eux, je suis belle, mais comme une étrangère, pas comme une merveille. 

Je connais ma force. Ma colonne vertébrale me soutient bien la tête, pleine d’idées et de rêves. Des rêves qui me font craindre, pleurer, chanter et danser. Je suis fière d’être là où je suis aujourd’hui. Voyez mon jaune, mon offre d’énergie, mon offre d’aller de l’avant. J’étais autrefois votre conquête, mais aujourd’hui je demande à être considérée comme votre égale. Il y a de la place pour nous deux, en tant que formes et couleurs distinctes. Peut-être qu’un jour, nous pourrons partager cette toile. Jusqu’à ce jour, je resterai dans l’ombre. Jusqu’à ce jour, je vous ferai signe à travers la mer et la terre qui nous séparent.»

Qui pensait qu’une peinture sans titre aurait tant à dire? Quand j’ai rencontré le Maroc a traversé cette peinture, j’ai aussi rencontré Chaïbia Talal. Son travail me souffle d’écouter toutes les histoires des nations dans l’espoir qu’un jour elles se fondent les unes dans les autres avec bonheur. Il y aura la culture complémentaire à la culture, l’histoire validée, et les ressources partagées. Nous avons tous notre place dans ce monde, faites-nous de la place!


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